La “prépyrohistoire” : du bruit et des flammes…
De notre pyrohistorien de référence, Régis HOYET :
Il est relativement facile de situer approximativement dans le temps l’apparition ou plutôt la diffusion de la poudre en occident. Il est par contre infiniment plus difficile de dater l’invention proprement dite, même si l’on accepte une confortable marge d’incertitude.
Les raisons de cette difficulté sont au moins de deux sortes :
En premier lieu ce sont les sources d’information qui sont en cause. Ce n’est pas que l’information manque ; au contraire pourrait-on dire, elle est peut être trop abondante, mais elle est aussi peu sûre parce que ce sont dans la plupart des cas des traditions auxquelles on doit faire référence, et que ces traditions sont bien souvent divergentes. De l’Inde à la Chine, des Turcs aux Arabes, on a prêté à beaucoup de peuples l’honneur d’avoir inventé la poudre, et toutes les hypothèses envisagées paraissent bien présenter au moins un début de fondement. L’histoire de la poudre est à certains égard un peu comme celle de la Grèce des temps héroïques : ce qui nous en est parvenu, même dans la forme écrite, est fait d’un mélange de vrai et de légendaire dans lequel l’historien a beaucoup de peine à remonter le temps en suivant l’exact cheminement de l’invention.
En second lieu, c’est la définition du produit lui-même qui est en cause. L’homme en effet possédant ce moyen formidable de destruction, le feu, a dû très tôt essayer de l’utiliser pour combattre, et il n’y a probablement pas eu solution de continuité à proprement parler entre les différents modes de mise en oeuvre du feu qu’il fut amené à employer dans des buts de guerre au cours des âges. De la flèche portant chez l’ennemi de l’étoupe enflammée, aux récipients contenant des liquides en flammes ou des mélanges incendiaires, rien ne permet de choisir avec une probabilité acceptable quel est le moyen qui peut être considéré en définitive comme caractérisant une étape fondamentale de la conquête technique qui l’a conduit – après combien d’essais avortés, d’épreuves douloureuses, d’accidents graves, d’abandons désespérés – à la poudre, à la fois comme moyen de destruction et comme moyen de propulsion. Ainsi les FALARIQUES des Armées romaines constituent l’une des étapes de cette conquête, comme les ARTIFICES des Chinois, le MEDFAA des Arabes ou le FEU GREGEOIS des Grecs en constituent d’autres à d’autres époques et sur d’autres territoires.
On est naturellement fondé à penser que certains peuples possesseurs de gisements de salpêtre et de soufre (Chinois, Arabes, Hindous…), furent amenés à constater assez tôt le caractère spécial de la combustion du mélange de ces corps entre eux et avec du charbon : la déflagration. C’est ainsi que se manifestèrent initialement les propriétés propulsives et l’allure explosive de ce qu’on appellerait plus tard les mélanges pyrotechniques. Le rôle du naphte, produit combustible s’épanchant naturellement dans certains terrains a probablement aussi été un facteur très important dans la découverte de ces particularités et leur diffusion.
Quoiqu’il en soit de la légitimité de ces hypothèses, les mélanges autocombustibles qu’on a appelé longtemps FEUX GREGEOIS, ont été connus et utilisés depuis la plus haute antiquité, et il n’est pas douteux que les pays d’orient à gisements de naphte et de salpêtre, peuvent être considérés à bon droit comme des berceaux de la pyrotechnie. Ces feux grégeois, dénomination qui couvre un grand nombre de mélanges – chaque spécialiste avait probablement ses recettes – contenant le salpêtre et les composants combustibles (résines, bitumes, corps gras, soufre, charbon, etc..) étaient désignés chez les Grecs par les termes FEUX MEDES ou FEUX LIQUIDES, cette dernière appellation indiquant bien semble-t-il l’état liquide ou au moins pâteux qui les caractérisait, encore qu’on en ait donné une explication totalement différente : elle serait due à ce que les Grecs n’employaient ces feux que sur mer.
Ils connurent des fortunes diverses à différentes époques, essentiellement comme moyen incendiaire, mais on a pu aussi faire remonter loin dans le temps leur emploi pour la propulsion, puisque le Sénéchal de Champagne Joinville rapporte dans ses chroniques l’effet extraordinaire de “ces dragons volants dans l’air, jetant une grande clarté”. C’est au siège de Damiette en effet en 1218 que les Arabes révélèrent ainsi aux Français cette arme de guerre, qui était alors inconnue du monde occidental. L’art de préparer les mélanges auto-combustibles que les Grecs avaient connu et pratiqué, ils en avaient tenu le secret pense-t-on d’une indiscrétion (ou d’une trahison) commise pendant le siège de Byzance en 673, et c’est grâce à cette “fuite” que la flotte des assiégeants put être anéantie. On ignore de quelle manière la technique des compositions incendiaires autocombustibles, monopole grec passa aux Arabes, et il faudrait cribler avec un soin particulier l’évolution des techniques dans le bassin méditerranéen pour tenter de fixer des repères ; mais il est probable que la nature même de ce secret et la manière dont il se transmettait entre initiés interdirait tout espoir de succès à une tentative de ce genre. En fait, au moment de la croisade les Arabes en possédaient à leur tour le monopole, et on pense qu’ils avaient développé cet art en vue des combats sur la terre, contrairement à leurs prédécesseurs les Grecs, qui en réservaient essentiellement l’emploi à la guerre sur mer. Ce sont donc les croisades qui ont été un des facteurs déterminants de la diffusion en occident de la nouvelle arme de guerre qui connaîtrait après une assez longue période de léthargie semble-t-il, un destin extraordinaire.
Les mélanges solides plus ou moins proches de notre poudre noire, faits de salpêtre, de soufre et de charbon seraient donc dus aux Arabes, et c’est probablement ce mélange qui constituait la charge des fusées que Joinville décrit dans la forme poétique qui a été rapportée plus haut. On ne saurait toutefois garantir cette paternité, puisque l’existence de feux analogues aurait pu être mentionnée en Chine vers la même époque et que par ailleurs une tradition attribue à l’Inde aux environ de l’an 80 après J.C. la connaissance de cette poudre.
Une chose apparaît néanmoins avec un semblant de certitude à travers cet ensemble d’informations peu cohérentes, c’est que l’invention a pris naissance dans les Pays d’Orient, y a prospéré, et après l’intermède Grec qui aurait pu en amorcer la diffusion en occident et son évolution plus rapide vers sa forme POUDRE, elle a dû attendre les croisades pour être effectivement diffusée et prendre son essor définitif.
Est-ce à dire que la POUDRE A CANON avait alors définitivement vu le jour ? Certainement pas, puisque ce n’est que vers la fin du Xlllème siècle que la force de propulsion commence à être utilisée pour elle-même, rationnellement pourrait-on dire, car jusque là semble-t-il l’effet incendiaire et le bruit paraissent être les seuls effets auxquels on ait porté attention, si l’on juge par un traité d’un certain Marcus Graecus intitulé “liber ignum ad comburendos hostes”, qui parle d’artifices produisant du bruit mais sans faire aucune allusion à un effet balistique quelconque. C’est vers ce moment que des manuscrits Arabes notent alors la transformation du “medfaa”, artifice, en un tube creux rempli de poudre et chargé d’une pierre ou d’une balle de fer.
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